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L’ordre contre l’harmonie

jeudi 25 juillet 2019, par K.S.

Nous empruntons cette chronique, signée André Bernard, au site « De la désobéissance libertaire » (http://deladesobeissance.fr/2019/07....

Ce livre passionnant, L’ordre contre l’harmonie [1], fut présenté le 13 octobre 2018 au CIRA Marseille, par son auteur, Charles Macdonald. Fruit de dix années de réflexion sur l’anarchie, et de vie auprès de peuples vivant hors du système étatique – oui, cela existe -, ce travail rappelle, entre autres points, que l’entraide peut permettre aux humains de vivre en harmonie.

« Que nous soyons des primates, que notre comportement relève de processus biologiques sous-jacents, que nous ayons hérité de traits issus du travail aléatoire de l’évolution, que nos pensées et nos actes soient pour une grande part tributaires d’une combinatoire génétique qui a organisé et réorganisé nos cellules et nos neurones pendant des millions d’années avec pour résultat la survie de notre espèce et l’état actuel de nos programmes cognitifs et mentaux, tout cela ne fait aujourd’hui plus aucun doute. »

Cela dit, l’idée centrale que développe Charles Macdonald, dans L’Ordre contre l’harmonie, c’est que nous les Homo sapiens – une seule espèce présentant une grande diversité culturelle – montrons « deux modalités opposées, voire irréconciliables, de vie collective » très profondément enfouis en nous : d’un côté, une attitude « anarcho-grégaire » représentée par des groupes minoritaires, plus ou moins en voie d’intégration dans nos sociétés actuelles ; de l’autre, des sociétés hiérarchisées, étatisées, qui ont maintenant envahi l’espace planétaire, évolution qui pourrait se révéler n’être qu’une impasse, car elle va vers un effondrement généralisé ainsi que l’annoncent les collapsologues et Pablo Servigne.
L’hypothèse de Macdonald, c’est que deux branches de l’évolution de sapiens sont en train de diverger tout en cohabitant ; la branche socio-hiérarchique, la plus récente de notre évolution, contient en effet, en elle, des aspects de la société anarcho-grégaire la plus compatible avec nos pratiques libertaires.

Précisons que c’est par notre cousinage que nous tenons notre être tout à la fois des chimpanzés, des bonobos et des gorilles.

Si l’auteur veut bien être rattaché à l’anarchisme, à l’exemple d’un David Graeber, il rappelle que, jusqu’à maintenant, en anthropologie, triomphaient le marxisme et le structuralisme qui affichaient une véritable « cécité intellectuelle » devant l’aspect relativement anarchiste des sociétés premières et montraient leur incapacité à reconnaître la réalité des formes d’organisation radicalement autres que celle de leur propre imaginaire ; tout comme « l’imagination populaire conçoit plus volontiers un peuple primitif sans propriété que sans chef » ; or, écrit Macdonald, « l’absence de toute propriété, c’est le déni de toute liberté. Les États communistes autoritaires qui prônaient la propriété collective étaient ceux même d’où la liberté était la plus absente ».

Oui, un frémissement annonce le réveil d’une pensée libertaire chez les anthropologues et les ethnologues contemporains.

Les anarcho-grégaires se caractérisent par des communautés fluctuantes, complexes, aux « liens faibles », temporaires et renouvelables, avec l’existence de réseaux ouverts et étendus ; existence qui « permet, selon l’auteur, de fabriquer du lien social à n’en plus finir » ; liens faibles (c’est-à-dire volontaires et impermanents où l’individu a la possibilité de se retirer à tout moment) associés à l’immanence et à l’immédiateté, autrement dit au refus d’aliéner son autonomie individuelle à un quelconque principe supérieur (la nation, l’État, etc.).

Les anarcho-grégaires ne peuvent être rangés en « sociétés » au sens étroit habituel, mais en « communautés » dotées d’une identité, d’une culture et d’une stabilité dans le temps ; les individus y sont autonomes et égalitaires : toutes et tous participent aux décisions et « passent leur temps à créer du consensus ». Ils pratiquent le « partage » des richesses plutôt que le « don » (ce dernier impliquant une dette), la propriété commune étant absente (par exemple, le chasseur n’est pas le propriétaire des grosses captures) et la propriété individuelle réduite à l’essentiel ; communautés sans hiérarchie, sans État. L’auteur donne des exemples, classés comme archaïques ou primitifs : les Inuits, les Palawans (ces derniers qu’il a particulièrement étudiés sur le terrain), mais aussi des exemples plus modernes de communautés guerrières comme les pirates, les Cosaques et quelques autres comme les Tsiganes, les Apaches, les Comanches, les zapatistes mexicains et les anarchistes espagnols de 1936, etc.

Les sociétés hiérarchiques émergent, semble-t-il, à partir d’une démographie en expansion et deviennent de ce fait incontrôlables par la base et également ingérables sans un système centralisé pour le succès de la coopération et de la défense ; elles vont alors se constituer en État ; or « l’État, c’est la guerre », nous dit Macdonald ; le contraire étant ce qu’il nomme les « conditions de félicité ». Les sociétés hiérarchiques, les nôtres maintenant, se caractérisent par l’inégalité, la domination et la subordination ; ces sociétés à l’autonomie individuelle amoindrie ignorent le « partage » ; si elles pratiquent le « don », c’est un don forcé (l’impôt).
Oui, le « social » s’oppose au « grégaire ».

Ces sociétés hiérarchisées – qui sont sans doute à un tournant de l’évolution – se caractérisent par des liens forts d’asservissement volontaire, d’aliénation, de centralisation, sous la dépendance d’un principe transcendant (la patrie sacrée, la royauté divine, l’État souverain, etc.), par un acquiescement intime à l’ordre d’une réalité extérieure, par un goût dénaturé de la soumission. L’asservissement doit apparaître à l’opprimé comme une réalité « juste et nécessaire ».

Nous pouvons voir là une réponse, en écho, à la question d’Étienne de La Boétie qui s’étonnait de la servitude volontaire des êtres humains. Charles Macdonald ajoute :
« Celle-ci [la réponse] doit être trouvée dans un des ressorts les plus étranges et les plus puissants de l’évolution humaine, un ensemble de traits que la sélection naturelle a favorisé et qui s’est trouvé être tout à fait adapté au déploiement d’une forme particulière de coopération, la coopération en régime socio-hiérarchique. »

L’auteur nous rappelle que sapiens est un animal qui « coopère particulièrement bien » et que cette coopération (Kropotkine parlait d’« entraide ») est une valeur décisive à son évolution, mais il ajoute qu’il y a deux sortes de coopération, une volontaire, l’autre obligée. À court terme, la coopération forcée semble d’une redoutable efficacité, mais conduira sans doute l’humanité vers un cul-de-sac.

Mais il est démontré que, lors de circonstances exceptionnelles (lors de l’ouragan et des inondations de La Nouvelle-Orléans en 2005, lors du tremblement de terre et de l’incendie de San Francisco en 1806, etc.), contrairement à la « panique des élus », les habitants, dans leur ensemble, affichaient des exemples d’altruisme et de solidarité, qualités « indépendantes du milieu où se sont développés ces individus », « forces latentes et endormies dans le tissu social ».

L’auteur, après avoir observé que la plupart des groupes anarcho-grégaires « privilégient la paix et la tranquillité et condamnent ou interdisent la violence et l’agressivité », même vers l’extérieur, arrive à dire que ces groupes sont quelquefois carrément non-violents.

« L’homme primitif, agressif et sanguinaire, doit peut-être être remisé dans les armoires où sont rangés d’autres mythes poussiéreux, comme le communisme primitif, le matriarcat ou la mentalité prélogique. »

La violence existe, mais ce n’est qu’une « variable qui apparaît ici et là sous l’effet conjugué et de la structure interne du groupe et des circonstances ». Autre élément à mettre en exergue : l’attitude pacifique des femmes (ou des femelles) contraire aux agissements des hommes (ou des mâles), tueurs toujours majoritaires.

Cependant, une question se pose pour Macdonald : « L’homme est-il nécessairement violent ? »

Question, selon lui, qui appelle – alors qu’on nous annonce toute une série de catastrophes planétaires – à étudier et à mettre en pratique la non-violence avec toutes les déclinaisons que nous connaissons aujourd’hui ; de même, selon nous, à pratiquer l’anarchisme dans tous ses cas de figure ; ou presque…

juin 2019


[1Charles Macdonald, L’Ordre contre l’harmonie, Anthropologie de l’anarchie, éditions Pétra, 2018, 336 p.