par K.S.

Tout récemment, lors de l’annonce du décès de Pierre-Valentin Berthier, à presque 101 ans, nous avions annoncé la mise en ligne de certains de ses textes.
Toujours d’actualité, plein de verve et source de réflexions toujours pertinentes, cet article paru sur Défense de l’homme, « Des Risques qui Soient Dignes et qui en Vaillent la Peine » (n°95, septembre 1956) :
P.-V. Berthier était un rédacteur assidu du périodique L’Unique auquel cet article était destiné. Dans la lignée de l’œuvre d’Armand, Défense de l’Homme publiait en 1956 (n°95) ces lignes qui devaient paraître dans sa revue. A son tour le site "trésors oubliés"http://tresors.oublies.pagesperso-o... permet de retrouver cet écrit de Pierre-Valentin Berthier.
Les réunions de « L’Unique » nous fournissent souvent aux uns et aux autres, matière à réfléchir après coup. Quand Armand a clos le débat, il est terminé dans la salle, mais non pas dans nos cerveaux. Et il est rare qu’on n’aie pas à y revenir à part soi.
Au cours d’une de ces assemblées, un camarade fit cette remarque que l’action sur les lieux du travail lui avait créé plus d’ennuis personnels qu’elle n’avait été profitable en définitive ; que désormais, il s’abstiendrait de se dévoiler a à l’usine ou au bureau, et que l’idéal était de demeurer aussi secret, aussi clandestin que possible.
J’ai répondu à ce camarade pour lui dire en quoi j’étais en accord et en désaccord avec lui. Je vais raisonner rapidement mon propos.

D’une part, il est indéniable que, pour sa tranquillité, chacun de nous a intérêt à ne pas démasquer ses opinions. Si l’idéal consiste à n’avoir pas d’ennuis, pas de déboires ni de désillusions, le mieux est de se taire et de s’abstenir.
D’autre part, il est certain que l’action est souvent stérile ; que c’est fréquemment à tort et sans résultat qu’on se dévoile. Une supposition.
Je travaille dans un service où je coudoie un catholique et un protestant. Mes deux compagnons ne me fatiguent pas à longueur de journée avec leurs croyances ; au contraire, ils n’y font jamais allusion. C’est seulement à force de les voir se comporter de telle ou telle façon que j’ai discerné leur formation spirituelle. A quoi servirait-il que je me misse à les catéchiser ? Je serais un malotru, un cuistre et un fâcheux si je m’avisais de leur casser les pieds avec de grands discours sur l’anarchie.
Je m’abstiens donc. Mais cette abstention est toute relative, car la vie amène chaque jour des circonstances qui nous contraignent à nous trahir. Nous avons tous trois quelques intérêts communs, ne serait-ce que celui d’avoir un portemanteau pour suspendre nos habits, et la moindre revendication à exprimer au patron nous oblige à une action collective. Nous ne formons pas un groupe affinitaire au point de vue des idées, mais nous constituons une communauté de hasard que nous essayons de rendre confortable, et ce que nous sommes transparaît à travers ce que nous faisons.
S’il survient une grève des transports, qui nous gêne peu ou prou, nous ne pouvons guère éviter d’en parler, et nous en parlons. La moindre parole traduit notre humeur et notre position intime devant le phénomène, et nous voilà aussitôt « dévoilés ».
A leur comportement, à leur vocabulaire, à mille indices qui éveillent l’intuition, j’ai deviné que mes compagnons sont, l’un papiste, l’autre huguenot. Je ne les considère pas pour cela comme des imbéciles, et je les tiens pour aussi pénétrants, aussi subtils que je puis l’être. Par conséquent, si j’ai deviné leur confession, j’ai lieu de croire que, de leur côté, ils ont percé depuis belle lurette le mystère assez fragile de ma personnalité.
Et le patron lui-même, qui n’est ni plus aveugle ni plus sot que les gens de son personnel, n’ignore pas davantage ma formation anarchiste. J’ai travaillé pour divers employeurs et je ne pense pas qu’aucun ait eu de doute là-dessus.
Étant antimilitariste, anticapitaliste et anticlérical, je n’ai jamais réussi à faire en sorte que cela ne se sache pas. Il est vrai que je ne l’ai jamais dissimulé, parce que la rétention d’une pensée crée en moi la même souffrance que si je me retenais de faire pipi. Mais l’eusse-ai-je tu que mon attitude journalière eut parlé pour moi, à moins de jouer indéfiniment une comédie qui m’eût avili à mes propres yeux.
L’obligation où je me crois de signer mes articles contredirait fort ce réflexe d’abstention prudente que la vie, parfois, nous enseigne quand elle nous a réservé un coup dur. Il ne faut pas s’exposer par bravade ni sans motif raisonnable ; mais, sans courir au martyre, je ne pense pas qu’on puisse se prononcer pour sa philosophie, pour une foi ou pour une opinion sans accepter quelques risques — de se le voir reprocher.
Voilà donc, en bref, ce que j’ai déclaré au sujet de l’opportunité qu’il y a à « se dévoiler » ou non. Ensuite, le débat fit venir un autre sujet, celui de « la fauche en usine », et s’engrena de telle sorte que je laissai la discussion s’épuiser sans intervenir. Je demande aujourd’hui la permission de placer un mot, pour dire ce que j’en pense.
Ne restons pas dans l’abstrait et voyons les choses en pratique.
Voici une entreprise dont le personnel crève de faim, et dans laquelle règne un gaspillage éhonté. Tout va de travers, on gâche les matières premières, les machines, l’argent de toutes les façons, sauf celles qui seraient profitables aux travailleurs. Le patron fait figurer les chapeaux de ses Maîtresses sur ses notes de frais, mais préfère soutenir une grève de six semaines plutôt que d’augmenter de dix sous la saisine horaire de ses ouvriers. Lors de la publication du bilan, ceux-ci peuvent lire, imprimé noir sur blanc, que la société a fait cent millions de bénéfice dans l’année, malgré les six semaines de fermeture, malgré le coulage, malgré tout.
Et l’on voudrait qu’avec de tels brigands à leur tête les ouvriers soient de petits saints ? Comment ne se défendraient-ils pas de toutes les manières, y compris celles qui paraissent les plus répréhensibles ? Si le bilan peut supporter victorieusement les factures de la modiste qui coiffe la petite amie du directeur, il supportera aussi bien le vieux seau, le balai neuf ou les ampoules électriques que les salariés aux poches vides sortent de la « boîte » subrepticement. La « fauche », en pareil cas, est inéluctable.
Les travailleurs d’État, qui savent quelle gabegie règne dans certaines administrations, sont tôt guéris, du moins quelques uns d’entre eux, de leurs scrupules en cette matière. Les dépenses somptuaires sont telles qu’on est surpris qu’il y ait tant de fonctionnaires intègres, si peu de forfaiture et de prévarication.
Cependant, cela envisagé, on n’a vu que le petit côté des choses, les excuses à la « fauche » ; on n’a pas vu les raisons véritables qu’il y a pour ne la pratiquer pas.
Supposons l’usine autrement administrée. Le gaspillage a cessé, le nouveau patron n’a pas de maîtresses, ou, s’il en entretient, c’est à son compte. Le personnel est payé très convenablement. Le bilan accuse toujours cent millions de bénéfices par an. Mais la « fauche » a continué.
Elle n’est pas excusable par la misère, puisque les ouvriers gagnent leur vie comme il faut. Elle ne l’est plus par le mauvais exemple, puisque l’entreprise jouit d’une technocratie vertueuse. Elle peut cependant l’être par l’injustice. En effet, les ouvriers se croiront autorisés à penser : « Ces cent millions de bénéfices, produits par notre travail, sont répartis en dividendes entre des actionnaires qui n’ont pas accompli le moindre effort ni déployé le moindre mérite pour les acquérir. C’est injuste ». Et ils continuent à chiper un seau, à chaparder un balai, à barboter des ampoules.
On admettra pourtant que, si l’entreprise était coopérative ou collectivisée de telle sorte que le prélèvement capitaliste en fût exclu, il n’y aurait plus d’excuse à la « fauche ». Or, j’ai peur qu’elle ne continue alors comme par le passé, parce qu’une habitude prise, un vice contracté, ne s’abandonne pas du jour au lendemain.
Déjà, dans des entreprises très capitalistes, à bilan bénéficiaire, aux actions cotées en bourse, et dirigées par une technocratie passablement olympienne, mais où le personnel jouit de quelque initiative et exerce quelque responsabilité, la « fauche » prend un caractère si déplaisant, si exécrable que la plupart des ouvriers eux-mêmes, non seulement la condamnent, mais en arrivent à la dénoncer. Et je fournis un exemple.
Dans une usine où travaillaient près de deux mille personnes, un atelier se plaignait d’avoir des cabinets et des lavabos sans confort. Le comité d’entreprise, sur proposition des délégués du personnel, soumit à la direction un plan qui fut accepté ; et l’on construisit, à l’usage exclusif des ouvriers, les w.-c. et les lavabos les plus modernes et les mieux conçus que l’on puisse imaginer. Les seigneurs de l’ancien régime, qui faisaient leurs besoins dans les escaliers de Versailles, n’ont jamais rien eu de pareil. Il y a cinquante ans, pas un magnat de la haute finance, pas un nabab, ne possédait, pour ses aises particulières, quelque chose d’approchant dans sa villa de Deauville ou dans son hôtel du Bois.
Je m’empresse de dire — car la question fut agitée en marge au cours du débat dont il s’agit — que j’ignore si l’homme est perfectible, et si la société est susceptible d’amélioration. Je ne prétends pas non plus que l’action syndicale soit une panacée. Ce que je sais, ce que j’affirme, c’est qu’on peut améliorer le confort intérieur d’une usine, et que la volonté de ceux qui y travaillent peut obtenir ce résultat. Une certitude de cette sorte suffit à justifier à mes yeux l’action commune des travailleurs.
Or, l’usine mieux habitable ne rend pas tout le monde meilleur, car à peine quelques jours s’étaient-ils écoulés que les chasses d’eau des cabinets ne fonctionnaient plus, mystérieusement sabotées, et que la « fauche », faisant des siennes, avait dévissé les lampes et les robinets des lavabos. Les distributeurs de savon en poudre, fixés près de chaque cuvette, avaient été brisés.
La direction consentit à la réparation des dommages qui, certes, n’allaient pas très loin, comparés aux bénéfices annuels de l’affaire, avoués par la publication du bilan. Mais, après quelques incidents de ce genre, il apparut clairement qu’une surveillance devenait nécessaire dans l’usine, les ouvriers eux-mêmes finirent par organiser une espèce de police, afin de flanquer la « dérouillée » aux « faucheurs », méthode préventive destinée à leur épargner les mesures plus graves auxquelles les eût exposés une enquête probante effectuée par la direction.
Et c’est là que je veux en venir.
Pour le plaisir de grappiller, ou celui de créer autour du patronat une atmosphère d’insécurité lui rappelant qu’il a établi sa domination en terrain conquis, mais non soumis, celui qui « fauche » court un risque bien sévère : le risque de se faire prendre.
Le risque d’être... « dévoilé » pour faire revenir en surface un terme souvent employé au début du présent article.
Faut-il ou non se « dévoiler » ? Je l’ignore. Chacun conclut et décide selon son tempérament ou son déterminisme. Mais je sais que, risquer pour risquer, j’aimerais mieux être jeté à la porte par un patron parce que je suis un militant que parce que je serais un voleur…
On me rendra, j’espère, cette justice, qu’ici, dans la question de la « fauche », je n’ai pas fait usage d’arguments ni de principes empruntés à la « morale bourgeoise ».
Mais du moment que nous ne pouvons pas être anarchistes sans un minimum de risques, ni surtout sans que ça se voie et que ça se sache, mieux vaut courir ce risque-là en faisant de l’action syndicale ou militante avec des copains, en collaborant à une propagande et en disant franchement ce que nous pensons des événements et des hommes, que non pas en « fauchant » une ampoule de cinquante bougies, un morceau de savon ou une feuille de papier carbone.
II faut choisir, ou bien de ne courir aucun risque, ou bien d’en accepter qui soient dignes et qui en vaillent la peine.
Pierre-Valentin Berthier