Cet article a été publié initialement dans le N) 29 de la revue Réfractions - recherches et expressions anarchistes (automne 2012).
Pour l’avoir souvent lu et relu, j’éprouve pour Albert Camus de l’admiration et un sentiment de fraternité. Je croyais le connaître un peu. La lecture du livre de Lou Marin, Albert Camus et les libertaires [1] avait confirmé ce que je ressentais.
Mais voilà que, comme bien d’autres sans doute, j’apprends que « j’ai tout faux » ! Je ne l’avais pas compris, mais Camus n’est pas seulement libertaire, il est aussi et surtout « nietzschéen hédoniste », une nouvelle catégorie philosophique.
A longueur de pages – ce qui est du reste un euphémisme -, c’est ce qu’affirme l’auteur de L’Ordre libertaire [2]. Michel Onfray a sa lecture de Nietzsche, et sans surprise, c’est la seule vraie. Il a également sa propre lecture d’Albert Camus, et le croirez-vous, là aussi il a découvert ce que les autres ignoraient dans la vie et l’œuvre de Camus.
Camus libertaire fut-il occulté ? Certainement, par les staliniens, les inconditionnels de Jean-Paul Sartre, et pendant quelques décennies par les « politiquement corrects ». Mais Camus est aujourd’hui à la mode, et chacun de s’y référer, pour le meilleur comme pour le pire.
Ainsi, en 2008 paraissait Albert Camus et l’Inde, quelques sympathiques pages de Sharad Chandra [3] qui tentait, par une suite de rapprochements souvent hasardeux, de transformer Albert Camus en spiritualiste éclairé par les traditions hindouistes et bouddhistes.
Dans un état d’esprit assez proche, Tharcisse Urayeneza L’Homme dans l’œuvre d’Albert Camus, quelques traces d’identification [4] résume quasiment Camus dans Plotin.
Plus problématique encore car constitué d’attaques haineuses et de menus faits montés en épingle, Camus l’intouchable de Jean-Luc Moreau (5 – Jean-Luc Moreau ,Camus l’intouchable, Éditions Écriture, 2010), prétend déboulonner la statue du Commandeur.
Heureusement, les Actes des « Rencontres méditerranéennes Albert Camus » apportent des regards croisés plus proches de l’auteur parce que s’y référant directement. Notamment Le Don de la Liberté – Les relations d’Albert Camus avec les libertaires [5].
De ces actes, Onfray ne retient que la pochade provocatrice de Wally Rossell, « Albert Camus, les anarchistes et le football ? Éloge de la passe ». C’est regrettable, car les autres interventions permettent bien mieux que les 600 pages de L’Ordre libertaire de retrouver Camus dans ses engagements comme dans son œuvre littéraire. De même, bien évidemment, pour l’ouvrage déjà cité de Lou Marin.
Donc, Camus nietzschéen hédoniste, nietzschéen de gauche ?
Encore faut-il, pour commencer, un Nietzsche exclusivement hédoniste et de gauche, ce qui reste largement à démontrer. Une interprétation bien remise en cause par Lou Marin, dans un article paru sur Le Monde libertaire : « Un nietzschéisme et un hédonisme pur et dur ne font pas un anarchisme, pas encore. Onfray défend bec et ongle son Nietzsche contre une interprétation national-socialiste allemande – voilà une maladie habituelle des philosophes français bien symptomatique de l’ignorance de la masse de critiques de la pensée de Nietzsche parue en Allemagne depuis bien longtemps (je lui conseillerais de commencer avec Bernhard Taureck : Nietzsche und der Faschismus – Nietzsche et le fascisme –, Hambourg, 1989, par exemple !) ». [6]. Camus dans la foulée se voit attribuer par Onfray une attitude de rejet vis-à-vis du « monde du nord » au profit du « monde de la Méditerranée ». Le premier, sombre et froid, adepte de la violence, de la mort, personnifié par les philosophes allemands. Le second, solaire et généreux, hédoniste donc, apportant la paix, la lumière, la civilisation. Comment peut-on soutenir l’adhésion de Camus à pareil stéréotype ? Dans son œuvre même, solaires La Chute, Le Malentendu, Caligula ? Camus sachant à quel point la cruauté humaine n’a pas de frontières, sa lutte contre l’emprisonnement et la mise à mort des opposants de tous bords et de toutes régions de la planète le démontre amplement. « La liberté c’est pouvoir défendre ce que je ne pense pas, même dans un régime ou un monde que j’approuve. C’est pouvoir donner raison à l’adversaire » dit Camus dans ses carnets en juillet 1945 [7].
Si cette opposition Nord/Sud est celle d’Onfray, voilà une bien triste trouvaille. La « Méditerranée hédoniste » n’en a pas moins pratiqué, pour ne citer que quelques faits : l’esclavage dans la Grèce antique, les rites sanglants de Carthage, les razzias des princes du désert, les persécutions des juifs et des gitans, l’oppression machiste des femmes, et
plus tard les « Viva la muerte » des troupes de Franco, sans oublier les colonels de la Grèce et Mussolini en Italie, etc. etc.
Tout stéréotype peut être à l’origine de discrimination, de haine et de massacres, contre lesquels Camus a lutté de toutes ses forces durant toute sa vie.
Les relations entre Jean Grenier et Albert Camus font l’objet d’une autre interprétation personnelle d’Onfray, qui se pose en justicier défendant le jeune Camus victime du professeur qui le laisse adhérer au Parti communiste en 1935. C’est méconnaître Camus, alors jeune adulte, prenant conseil mais capable de décider par lui-même.
Finalement, Camus se trouve bien peu présent dans ce gros livre. Des citations courtes, de longues digressions, une multitude d’erreurs et d’omissions, une bibliographie tendancieuse (voir l’article de Lou Marin). Et puis, au milieu, un cahier de photos censées illustrer les engagements d‘Albert Camus : images éprouvantes d’êtres humains massacrés.
Pour me remettre, j’ai lu avec un intérêt soutenu une étude consacrée à Albert Camus contre la peine de mort [8]. L’auteur, Eve Morisi, se place de façon très différente dans son abord de Camus. Assez proche dans sa démarche de celle de Lou Marin avec Albert Camus et les libertaires, elle propose un ensemble de textes d’Albert Camus dont certains inédits : lettres, discours prononcés lors de meetings, etc… De page en page, je me suis sentie prise d’une émotion grandissante devant tout à la fois la constance des efforts de Camus pour « sauver les corps » de la peine de mort, et le vertige de tous ces actes par lesquels tuer est revendiqué comme institution légitime par les dominants.
Avec une sorte d’humilité, l’auteur s’efface et laisse parler Camus. Il en est de même dans son essai La peine de mort dans les romans de Camus, où elle fait apparaître le grave sujet de la peine de mort au travers de l’œuvre littéraire de Camus.
Sylvie Knoerr-Saulière