Octave Mirbeau : Un résistant exemplaire

Pourquoi évoquer ici la figure d’Octave Mirbeau ? Le journaliste, le romancier, l’auteur dramatique a été aussi un homme d’engagements et de combats que l’ordre économique et social de son temps révoltait et qui clamait haut et fort sa révolte. Révolte contre toutes les formes de misère, celles-là mêmes qui prévalent encore aujourd’hui : pauvreté, "extrême pauvreté" de ceux dont on dit, avec une componction toute sociologique, qu’ils vivent "sous le seuil de pauvreté" ; misère morale, misère sociale, misère de l’école, misère d’une certaine enfance...
Octave Mirbeau qui se sentait solidaire des marginaux, des opprimés fut un ardent défenseur de l’enfant. La condition qui est faite aujourd’hui aux jeunes Étrangers sur le sol de France ne l’eut pas laissé indifférent. Evoquer son oeuvre c’est relever la pertinence d’un témoignage et d’un combat qui a valeur universelle parce qu’il vrille et taraude toujours les consciences.
Né le 16 février 1848 dans le Calvados, Octave Mirbeau est issu d’un milieu modeste ; le père est officier de santé. De 11 à 15 ans il sera élève des jésuites de Vannes, une pénible expérience qui plus tard lui inspirera le roman du "meurtre d’une âme d’enfant" : Sébastien Roch (1890).
Après des études secondaires médiocres, il travaille quelque temps dans l’étude d’un notaire normand puis monte à Paris où il fréquente les milieux politiques et littéraires et débute dans le journalisme. Il est à cette époque celui que Pierre Michel [1] appelle un "prolétaire de la plume". Ses contributions journalistiques des années 1880 auront un parfum de scandale.
Son combat en faveur de Monet, Rodin, Van Gogh, son ardeur à défendre les intellectuels anarchistes mais aussi Oscar Wilde, son soutien à Zola et ses prises de position en faveur de Dreyfus, une oeuvre littéraire particulièrement féconde : de stupéfiants romans et contes (Le Calvaire, L’Abbé Jules, Sébastien Roch, Dans le ciel, Le Jardin des supplices, Le journal d’une femme de chambre, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, Contes cruels), une production dramatique singulière dont un chef-d’oeuvre entré au répertoire de la Comédie-Française et joué sur toutes les scènes d’Europe (Les Affaires sont les affaires), donnent la mesure d’un génie et d’un engagement dont le monde des lettres produit de rares exemples.
Octave Mirbeau est de ceux qui refusent de se soumettre, un de ces résistants exemplaires, de ceux qui ne peuvent accepter le mensonge permanent dans lequel nous sommes tous contraints de vivre, sous le poids des conformismes, l’influence délétère des bien-pensants ; les plus humbles toujours livrés à la rapacité des exploiteurs, sous couvert de respectables institutions qui ne protègent efficacement que les détenteurs d’un pouvoir ou d’un capital, qu’il soit économique, familial ou social. Cette résistance, Octave Mirbeau la manifeste personnellement dans sa vie même, mais il s’efforce surtout de la communiquer, de la rendre contagieuse, par son oeuvre de journaliste polémiste, de critique, de dramaturge et de romancier ; résistance à toutes les formes d’emprise : psychologique, religieuse, idélogique, à tous les conditionnements qui enferment l’individu dans un réseau de préjugés et à toutes les formes de dénaturation de "l’homme naturel, instinctif, gonflé de vie".
En effet, Octave Mirbeau n’a de cesse de dénoncer ces pouvoirs insidieux qui abîment les consciences et saccagent les existences : la religion qui aliène et culpabilise, l’école, qu’elle soit confessionnelle ou publique, qui induit la passivité et la soumission à l’autorité, met les individus en compétition, les projette dans "le calvaire" des vies médiocres qui sont le lot du plus grand nombre, de la foule des dominés, et enfin la famille, si lourdement conditionnée elle-même que, en dépit de son apparente bonne volonté et de ses bonnes intentions, elle contribue à parfaire ce travail de déconstruction des intelligences et d’étouffement des sensibilités. En effet "la société (...) n’a rien trouvé de mieux pour légitimer ses vols et consacrer son suprême pouvoir, surtout pour contenir l’homme dans un état d’imbécillité complète et de complète servitude, que d’instituer ce mécanisme admirable de gouvernement : la famille". [2]
Aujourd’hui les "croupissantes larves" dont parle Octave Mirbeau ne sont-elles pas ces masses anesthésiées par la surconsommation, l’abrutissement médiatique, l’avachissement télévisuel, mais aussi menacées par la précarisation croissante que fait peser sur les pauvres, les étrangers et même les classes moyennes une effarante mondialisation ? Cette inepte course aux profits dont les effets ravageurs se font déjà sentir sur les écosystèmes, un mot qui n’avait pas cours à l’époque de Mirbeau mais que son amour passionné de la Nature l’eut fait adopter pour ces combats qu’imposera désormais la survie même de l’espèce humaine !
Lire Octave Mirbeau, c’est accepter de voir la société telle qu’elle est, donc d’être dérangé, aujourd’hui encore...
L. C.
Merci à L.C. de "Traverses Vives" de nous avoir permis de reproduire cette étude consacrée à Mirbeau.