La soirée de soutien à Pinar Selek (Marseille le 1er juin)
Article mis en ligne le 16 juin 2024

par SYLKNOE

La soirée de soutien à Pinar Selek a réuni une soixantaine de personnes à La Dar [1].

Lors des diverses interventions, il a été rappelé pourquoi Selek était persécutée dans son pays. Le pouvoir turc et l’institution militaire ne lui pardonnent pas son engagement anti-militariste et sa défense des Réfractaires, son combat contre les violences faites aux femmes et aux minorités de genre et aussi sa défense d’autres minorités (arméniens, kurdes…)

Dans son intervention, Selek a rappelé qu’en Turquie, à ce jour, ce sont des milliers de personnes, en désaccord avec la politique d’Erdogan, qui croupissent en prison et que tortures et violences sexuelles sont le lot pour beaucoup d’entre elles. Selek a dit qu’il ne fallait pas oublier celles et ceux qui sont moins médiatisés qu’elle.

Le comité de soutien à conclu en annonçant qu’une délégation européenne irait en Turquie fin juin pour participer à son procès et montrer que plus de vingt cinq ans après sa première inculpation il était toujours solidaire de Pinar Selek et attentif aux droits humains.

Par ailleurs nous publions ci-après les textes de deux des intervenants lors de cette soirée de soutien :
 Lou Marin (traducteur germanophone du livre « L’insolente. Dialogues avec Pinar Selek », édité par Guillaume Gamblin, la revue « Silence ! » et les Éditions Cambourakis)
 Sylvie Knoerr (Libre Pensée Autonome de Marseille ; Cercle libertaire et non-violent de Marseille)

Intervention de Lou Marin (traducteur germanophone du livre L’insolente, dialogues avec Pinar Selek, édité par Guillaume Gamblin de la revue Silence ! et les Éditions Cambourakis)

Dans ma vie en tant que militant anarchiste et non-violent en Allemagne, j’ai participé notamment à la lutte contre les centrales nucléaires en Allemagne, une lutte qui a duré 40 ans, de 1972 au 2012 et qui fut couronné du succès, comme vous le voyez aujourd’hui, puisqu’à présent, il n’existe plus une centrale en activité en Allemagne. Si vous m’aviez dit, fin des années 1970, que cela était possible, personne ne l’aurait cru. Mais aujourd’hui, c’est une réalité, je sais donc que quand on lutte sans interruption pendant des décennies, l’impossible devient possible, j’ai vécu un succès incontournable du mouvement anti-nucléaire en Allemagne qui fut stratégiquement fortement influencé par nos actions directes et non-violentes.
Un ami anarchiste et non-violent vivant en France, objecteur de conscience pendant la guerre d’Algérie et qui fut en même temps partisan du groupe surréaliste, André Bernard, me disait que l’action directe non-violente, c’est tout d’abord une question de fantaisie.
Au lieu d’une bataille violente et centralisée avec la police, pas spécialement inspirée par la fantaisie, les forces de police ont été dispersées par les blocages décentralisés des transports des déchets nucléaires de La Hague à Gorleben, de 1994 au 2011, et par une alliance de luttes transfrontalières entre antinucléaires allemand-es et français-es sur plus des 4000 kilomètres de rails. Ainsi, l’infrastructure de l’économie nucléaire fut prise pour cible. Cette stratégie, renforcée par des actes de sabotage de pylônes électriques, que l’on a justifiés publiquement comme des actions directes non-violentes, parce que les objets ne ressentent pas la violence, a coûté trop cher à l’industrie nucléaire, si bien qu’aujourd’hui, même l’industrie ne veut plus construire des centrales nucléaires.
« L’Impossible est possible », – cela devrait être aussi une maxime utopique pouvant s’appliquer à la vie de Pinar Selek, dont je viens de traduire le livre autobiographique, « L’Insolente », qu’elle a co-écrit avec des ami/es de la revue « Silence : écologie, alternatives, non-violence », revue jumelle de notre revue anarchiste et non-violent, Graswurzelrevolution (Révolution par la base), qui existe depuis 1972, première revue prônant une écologie radicale en terre germanophone et qui est un héritage du mouvement de 1968 en Allemagne.

« L’Impossible est possible », c’était aussi le slogan de Pinar Selek durant toute sa vie d’activiste en Turquie, mais les conditions permettant d’arriver à un changement social profond furent et sont encore beaucoup plus sévères que ce que nous avons vécu dans les années 1970 en Allemagne.
En Turquie, entre 1992 et 2000 régnait un climat social de violence incroyablement intense.

Pinar :

« Il faut s’imaginer beaucoup de mort-es, beaucoup de personnes en exil, un million de prisonniers et de prisonnières politiques, et le traumatisme que cela a généré pour tous leurs enfants et leurs familles. »
« Les mouvement traditionnels et leur mode d’action ont déçu beaucoup de monde. »
« C’est grâce aux anarchistes que le mouvement antimilitariste est né en Turquie. C’est dans le milieu anarchiste qu’ont été créés le premier collectif antimilitariste et la lutte pour l’objection de conscience. »
« Tout d’un coup apparaît une nouvelle définition du courage. Jusqu’ici ceux et celles qui avaient du courage prenaient les armes. À présent, le courage lui-même se transforme en arme. »
« Être antimilitariste, c’était être antiviolences et anti-guerre. Pas telle ou telle guerre parce qu’elle serait menée par des intérêts impérialistes, mais toute forme de guerre. C’est l’organisation du militarisme en général que l’on mettait en cause. Même le terme « militant » était discuté. On posait la question de la violence organisée, dans le système étatique et militaire, mais aussi dans les organisations révolutionnaires. »

Moi, j’ai déjà vécu que l’impossible devient possible, et je souhaite de tout mon cœur à Pinar et aux activistes et chercheurs/chercheuses qui pensent comme elle, de ne pas se laisser dévier de leur parcours et de leurs convictions anarchistes, féministes et antimilitaristes, par rapport aux dures conditions de guerre en Ukraine ou en Palestine-Israël telles qu’on les voit aujourd’hui.
Pinar écrivit au début de l’année 2018 : « Nous pouvons créer des miracles… - parce que nous y sommes obligés. » Pinar, je te souhaite de garder ton abnégation, de tenir et de garder ton espoir et tes convictions face à la violence du régime militaire turc et partout dans le monde.

Lou Marin

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Intervention de Sylvie Knoerr-Saulière (Libre pensée autonome et Cercle libertaire non-Violent de Marseille).

Dans sa préface à son livre Le Chaudron militaire turc Pinar relate les paroles de la compagne de Hrant Dink, un opposant au régime assassiné par des paramilitaires en janvier 2007 : «  Rien ne se fera, mes ami-es, sans sonder les ténèbres qui font d’un bébé un assassin.  »
Un bébé un assassin ? Oui, en toute logique, vu ce que déclarait Ata Turk suivi aujourd’hui par Erdogan « Tout garçon turc nait soldat  ».

Les interviews à la source de l’étude sociologique menée par Pinar auprès d’hommes parlant de leur service militaire, révèlent déjà, à elles seules, ce qu’est, fondamentalement, toute armée, dans n’importe quelle région du monde.
Toute armée apprend à tuer et à obéir aveuglément. Chaque appelé doit fondre dans le même moule, le même chaudron. Ne plus penser. Subir l’humiliation et la violence et les faire subir à son tour, se couper de sa famille et de sa région pour être plus vulnérable. Voilà les ingrédients nécessaires pour la suite : apprendre à tuer.

Mais ce n’est pas tout : Pinar analyse comment ce fonctionnement de l’armée et du service militaire est rendu possible par les profondes intrications, les liens structurels entre le pouvoir, l’hégémonie masculine, la religion, les traditions, l’organisation générale de la société, et en place centrale, l’armée comme école de la violence. Et, on le sait, où il y a dictature, il y a police et armée conditionnées à frapper, et où l’armée s’accroche au pouvoir, il y a dictature. Cycle infernal.

Et non, contrairement à ce qui se dit encore aujourd’hui, l’armée ne transforme pas en hommes de jeunes gens, elle en fait des pions et des tueurs potentiels. Etre un homme, ce n’est pas cela. Camus dans Le Premier Homme : « Un homme, ça s’empêche  ». Il s’agissait du refus viscéral de la peine de mort.

Ce que montre Pinar, c‘est comment le système se perpétue. Concernant ses compétences de sociologue : « J’ai fait de la sociologie pour pouvoir analyser les blessures de la société et être capable de les guérir  »

Alors, quoi faire pour lutter contre ces ténèbres ? Ces ténèbres qui ont valu à Pinar, outre la prison et la torture, encore à ce jour cet acharnement judiciaire depuis 1998.
Les États craignent les oppositions frontales et les répriment le plus souvent sauvagement. Mais ils craignent tout autant les actions en profondeur. Les actions de refus, objection de conscience, insoumission, désobéissance civile. Et celles qui mettent à nu leur fonctionnement inhumain, comme les études sociologiques indépendantes, les livres, l’art engagé, les manifestes. Les expériences de vie alternatives, comme l’Atelier des artistes de rue.

Mes amies et amis de notre association de libre pensée autonome, et du cercle libertaire non violent de Marseille, nous sentons profondément solidaires de Pinar, et invitons toute personne pour qui liberté et solidarité ont un sens et ne sont pas que des formules, à faire, chacune, chacun, tout leur possible dans ce sens.

Un dernier mot en tant que lectrice : La Maison du Bosphore fut pour moi une sorte de voyage, une rencontre avec une micro société, vivante, chaleureuse. Je souhaite de tout cœur à Pinar et aux opposants au régime actuel que la Turquie devienne toute entière cette société.